La première fois (partie 2/3)
Si vous n’avez pas pu lire la première partie de la chronique hebdomadaire La première fois, je vous recommande chaudement de vous rattraper en la parcourant avant de commencer ce qui va suivre. Égarer un lecteur en cours de route dans l’opacité des tuyaux d’Internet, c’est vraiment fâcheux. Et puis, vous n’allez rien comprendre dans mes péripéties racontant cette première séance de dédicace qui s’est déroulée chez un libraire quelque peu tchepatshop. Pardon ? Vous ne savez pas ce qu’est un tchepatshop ? Eh ! Eh ! Vous trouverez également la réponse dans la première partie…
En entrant dans la librairie, je suis surpris de la superficie du local car depuis l’extérieur, la devanture ne paye pas de mine avec sa petite vitrine et sa large porte vitrée sur pivot. L’espace de vente est tout en longueur : à droite, la presse, en face, la papeterie et sur la gauche, la librairie avec près de l’entrée, le comptoir de vente. Je suis étonné par le ton moderne du mobilier et le design donnant du cachet au lieu. Les quelques librairies visitées jusqu’ici étaient, pour le moins que je puisse dire, mal agencées car du mobilier disparate s’y accumulait. Ma première impression dans ces lieux, aucune harmonie et aucune cohérence susceptible de donner envie aux clients d’acheter des livres. Ici, c’est tout le contraire. De plus, l’ensemble du magasin est bien éclairé.
Près du tiroir-caisse, une femme encaisse une cliente, je me dirige vers elle.
— Bonjour, je suis poète et je souhaitais savoir si vous organisiez des séances de dédicace ?
— Demandez à mon mari, c’est lui qui gère les événements de la librairie, m’informe-t-elle gentiment en me pointant du doigt l’intéressé qui discutait avec une personne tout en rangeant un livre dans le rayon. Je m’approche de lui et après le départ du client, je me présente. Au premier abord, je trouve ce commerçant assez sympathique. Il me laisse débiter mon topo que je déclame avec habilité à force de le prononcer à tous les libraires rencontrés jusque-là. Toujours les mêmes arguments précis dans mes lots de réponses déjà calibrés dus à l’analogie de leurs questions. Puis, vient le moment où je lui présente l’ouvrage. Il le saisit, examine attentivement la couverture puis le compulse ; regarde de nouveau la couverture cartonnée sur laquelle est imprimée une rose rouge sur un fond bleu. Je suis attentif, je scrute ses faits et gestes ; j’attends son appréciation, certes subjective, mais sa décision pourrait m’ouvrir les portes de sa boutique pour une première séance de dédicace. Les minutes s’éternisent. Le commerçant feuillette encore quelques pages et lit trois haïku à voix basse avant que sorte enfin de sa bouche un son audible mais incompréhensible : « Mmmmnnnnnn ! » ou ce qui ressemble davantage à un gémissement caverneux.
Le libraire s’avance vers le comptoir et pose le livre sur la partie vitrée du meuble sur laquelle se trouvent des petits présentoirs. L’ensemble des produits proposé à la vente encombre l’espace donnant un effet de fouillis travaillé.
— C’est un bel objet attrayant que vous avez là et j’aime assez son format, explique le libraire d’un air jovial. Il continue son laïus :
— Et puis vous tombez bien, je souhaiterais développer dans quelques mois le rayon POÉSIE. Si vous voulez, je pourrai le mettre en avant, m’annonce-t-il encore.
Pendant cinq minutes, j’ai droit à ses explications sur les prochains travaux de son magasin pour l’agencement du rayon poésie. Tout y passe : son coût, son financement, sa sécurité et son inauguration. Et toutes les péripéties auxquelles il devra être confronté pour réussir son projet. Il reprend l’ouvrage de sa main droite, pivote vers sa gauche pour mieux tendre son bras dans le vide, et réétudie avec assiduité l’opus. De la façon qu’il dodeline la tête, d’un côté puis de l’autre, j’ai l’impression qu’il fait face à une toile devant laquelle il s’extasie. Sauf que… ce n’est qu’un livre et non pas un Picasso ou un Van Gogh.
Sans crier gare, il prend pour témoin une cliente assez âgée située à quelques pas de nous. En lui mettant le livre sous le nez, il lui demande d’une voix tonitruante :
— Madame Dupont, ne trouvez-vous pas que c’est un bel objet ? Hein ?
Elle, dubitative, arrachée de ses rêveries en attendant son tour pour payer son magazine semble surprise par la question. Paniquée, cela se voit à ses yeux écarquillés, elle ne sait que répondre et nous n’entendons qu’un simple « oui, oui » hésitant et tremblant. La situation me met dans l’embarras et je suis mal à l’aise pour cette pauvre femme, je n’aimerais pas être à sa place. Il semble qu’elle soit une habituée du lieu au vu de la familiarité du libraire mais quand même, pourquoi ce tchepatshop lui demande un avis sur un ouvrage dont elle ne connaissait pas l’existence, il y a encore quelques minutes. Moi qui apprécie tant la retenue et la discrétion, pour le coup, j’ai été gâté. Pour déguerpir vers la sortie sans être vu, j’aurais voulu me transformer en une petite souris. Quoi qu’il en soit, je trouve le procédé du maître de céans à parler aussi fort de mon recueil grotesque. Qu’a-t-il à clamer de cette manière tout en scrutant autour de lui toutes les personnes présentes dans sa librairie ? Espère-t-il des commentaires ou des appréciations à la volée ? De plus, je trouve son jeu de scène assez déplacé : il ne fait que se mettre en avant. Pense-t-il être intéressant ? Pfff, mais quel tchepatshop.
Il sort un agenda d’un tiroir puis le consulte.
— Bon, j’ai de la place pour une séance de dédicace le 8 dans deux mois ! Ça vous convient ?
— Parfait, lui dis-je, tout sourire et soulagé de voir venir la fin d’une discussion qui s’éternise.
— D’ailleurs, il y aura les fêtes de fin d’année qui approcheront à ce moment-là. La période sera propice pour la vente du livre, il y a toujours des clients qui souhaitent offrir un petit cadeau pas cher.
— Sûrement, je n’en doute pas…
— C’est vraiment un bel objet, répète-t-il sans vraiment se rendre compte qu’il commence à radoter.
— Merci pour toutes ces gentillesses, mais si vous le souhaitez, vous pouvez en commander dès à présent pour le mettre rapidement en rayon, lui indiqué-je d’une voix doucereuse.
— Oui, je sais, de toute façon, je comptais en prendre dès la semaine prochaine chez mon diffuseur.
— Pour en mettre en rayon ?
— Absolument. Par ailleurs, pour le 8, il me faudrait une affiche et des flyers pour annoncer l’événement.
— Je n’ai pas de quoi imprimer mais en revanche, je peux réaliser la mise en page des deux documents.
— Parfait, ramenez-moi juste les maquettes 15 jours avant le jour J et nous les imprimerons ici. Nous possédons une photocopieuse en couleurs, m’informe-t-il avant de refermer son agenda. Je commanderai les ouvrages chez mon diffuseur dès la semaine prochaine.
Je compte le remercier et lui tends la main pour le saluer et prendre congé. Mais tout en secouant mon bras vigoureusement, il m’explique qu’il connaît assez bien le représentant du distributeur et qu’il va lui parler de mon ouvrage… qu’il connaît aussi le maire de la ville, qu’il lui en touchera deux mots prochainement… Et puis est-ce que j’ai contacté la librairie de la ville voisine ? Non ? Il le faudra et de sa part… Il me demande si je connais untel qui est l’adjoint au maire en charge de la culture dans une autre localité… il faudrait que je le contacte aussi en spécifiant que je viens de sa part. Et bla bla bla… Et bla bla bla… Et rebla bla bla ! Wouah ! En dix minutes, j’ai le cerveau rempli de verbiage et j’ai l’esprit tout étourdi. Avec lui, plus besoin de boire… il suffit de l’écouter se parler pour être ivre.
Néanmoins, le tout est pesé et emballé. Orchestré et réglé comme du papier à musique avec un tchepatshop quelque peu exubérant à mon goût. Ce qui compte en sortant de la librairie, c’est d’être satisfait car j’imagine déjà le déroulement de Ma première séance de dédicace avec des lecteurs potentiels face à ma table. Évidemment, c’est sans compter sur la collaboration quelque peu atypique du libraire… Voilà, le décor est planté.
Mais cette histoire-là est à lire dans la troisième et dernière partie La première fois dans ma prochaine chronique hebdomadaire…
À la semaine prochaine 🙂