La première fois (partie 3/3)
Eh bien voilà, j’attaque le troisième volet — et le dernier — sur le sujet de La première fois. Si par le plus grand des hasards, mais je ne le pense pas, vous n’avez pas pu lire ni la première, ni la deuxième partie, je vous suggère de les consulter au plus vite pour vous rendre compte que le thème n’a rien de sexuel. Sinon, je pense sérieusement que je vais vous perdre ou pire, déçus que mes propos ne soient pas salaces, vous allez cliquer directement sur l’onglet du navigateur pour le faire disparaître. Monde cruel de la surconsommation de sites Internet ! Au fait, savez-vous ce qu’est un tchepatshop ? Non ? Vous trouverez également la réponse dans la première partie…
Quand face à nous, se tient un professionnel supposé être expérimenté dans le métier de libraire, tout un chacun a une tendance naturelle à lui faire confiance surtout si vous êtes un jeune auteur. Ce que je rédige me paraît cohérent et non dénué de sens principalement quand votre première séance de dédicace a lieu dans son magasin. Par ailleurs, j’aurai dû avoir la puce à l’oreille dès le premier mois écoulé. Mais j’avais d’autres chats à fouetter (C’est une image, n’allez pas contacter les associations de défense des animaux, hein !) : écrire mon deuxième recueil de haïku et m’occuper de la promotion du premier. Toutefois, à un mois de l’événement, je décide une après-midi de me rendre à sa librairie histoire de voir mon ouvrage en bonne place pour la vente. Il y a un côté narcissique dans l’acte, mais bon… Pendant qu’il renseigne un adolescent sur un ouvrage à acheter dans le cadre de ses études, je recherche mon recueil dans la partie du rayon dédiée à la poésie. Mais, ô surprise, je ne le trouve pas. Aucun exemplaire de mon opus sur l’étagère. Je m’étonne. N’est-il pas censé l’avoir commandé, il y a trois semaines ? Je l’interpelle.
— Excusez-moi, n’avez-vous pas reçu mon ouvrage ? lui demandé-je naïvement.
— Ah non, je le commande dès la semaine prochaine, en ce moment, j’ai eu des imprévus mais sachez que j’ai déjà parlé de vous et de votre livre à la représentante du diffuseur et elle adore votre ouvrage. Elle souhaite le mettre en avant…
— Oui peut-être mais si je vous envoie des personnes pour l’acheter, à l’heure actuelle, ne se déplaceront-elles pas pour rien ?
— Ne vous inquiétez pas, je le commande dès la semaine prochaine…
Dans un passé pas si lointain, je fus journaliste dans un média culturel régional. S’il n’y a aucun rapport avec le métier d’écrivain, et ni d’ailleurs avec le sujet abordé dans la chronique, il s’avère que le journalisme, les rencontres et l’expérience acquise sur le terrain m’ont permis de développer et d’affûter un sixième sens : la détection de mythos et d’affabulateurs ! Automatique et efficace, le pourcentage d’erreurs est faible… Et là, il fonctionne à plein tube ! Mon éditeur m’avait expliqué en quelques mots le fonctionnement du circuit de distribution des livres depuis l’éditeur jusqu’aux libraires. Et si effectivement la représentante du secteur Île-de-France du diffuseur avait eu le béguin et souhaité mettre en avant l’ouvrage, mon éditeur en aurait été le premier informé pour cette promotion éphémère. Eh bien oui, cela reste toujours de la publicité même gratuite ! Et puis, je l’aurai tout de suite remarqué sur les réseaux sociaux. En effet, le diffuseur en question a pour habitude d’informer ses clients (les libraires) de ses coups de cœur du moment en taguant les ouvrages en question. Mais là, nul hashtag ou de photo de la mise en avant de mon recueil de poèmes courts.
Ce manège dura environ quatre semaines… toujours la même rengaine : « Oui, je vais le commander la semaine prochaine ! Je n’ai pas eu le temps. »… « Oui, je vais le commander la semaine prochaine ! J’ai eu un souci avec Internet. »… « Oui, je vais le commander la semaine prochaine ! (Écrire l’excuse que vous souhaitez lire, vous constaterez que ça fonctionne aussi.) » Sans oublier la phrase pour clôturer nos discussions : « J’ai parlé de vous et de votre livre à (écrire le nom de la personne de votre choix)… »
Comme prévu, quinze jours avant l’événement, je lui apporte les fichiers demandés pour imprimer les flyers et l’affiche. Étant donné qu’il possède une photocopieuse couleur, je me suis dit qu’il gérait convenablement la communication de la séance de dédicace. Au moins ça ! Après tout, cela se passe chez lui et si sa clientèle est informée de ma venue, il y aura davantage de monde le jour J. J’en ai fait autant avec mes amis et celles et ceux qui me suivent sur Internet. Eh bien… Nada ! La veille du 8, je constate avec regret qu’il n’y a ni affiche, ni flyer dans la librairie. Excuse du jour :
— J’ai eu un virus qui a bloqué mon ordinateur, je n’ai pas pu visualiser les fichiers et les imprimer, relate le tchepatshop.
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ? Je vous aurais imprimé un exemplaire de chaque chez un ami et ainsi, vous auriez pu les photocopier directement sur l’appareil.
— Bla, bla, bla et bla… (depuis un certain temps, et de manière automatique, le filtre à mytho s’active. Par conséquent, je n’entends plus ses mensonges. Et puis je vous évite ses fadaises).
— Rassurez-moi, vous avez bien les ouvrages pour demain ?
— Oui, je les ai récupérés la semaine dernière. J’en ai commandé 20. Ils sont dans la réserve.
Interloqué, je lui demande…
— Bonne nouvelle mais pourquoi n’en n’avez-vous pas mis quelques exemplaires en rayonnage pour en vendre ?
— Bla, bla, bla et bla… (idem, le filtre, etc.)
Une fois encore, la phrase pour clôturer la discussion :
— J’ai parlé de vous et de votre livre à …
Enfin le jour J, celui tant attendu et redouté. Au point où j’en suis, je suis impatient que le clocher de l’église sonne dix-huit heures pour rentrer chez moi. Une manière pour moi de clôturer au plus vite cette séance de dédicace et donc mon engagement auprès du tchepatshop. Évidemment, il n’est que neuf heures du matin… la journée ne fait que commencer. Avant de me rendre à la librairie, avec dix minutes de retard, c’est dire la motivation qui m’anime, je consulte sa page Facebook sur laquelle pas une seule ligne concernant ma séance de dédicace était publiée. Hormis d’énormes fautes d’orthographe sur un grand nombre de messages, rien d’intéressant. En arrivant sur place, je découvre qu’il n’y a toujours pas d’affiche sur la vitrine. Je ne sais pas mais un libraire sensé met en place, lorsqu’il s’y engage, un minimum de communication. Lui pas. En revanche, ses fabulations n’en finissent toujours pas. Pendant que je débarrasse la table sur laquelle je dois installer les exemplaires de mon recueil, j’ai une fois encore droit au couplet du maire de la ville qui me rendra visite ce matin car il lui a parlé de mon ouvrage… mais aussi celle de la représentante du distributeur et puis celle aussi de… etc., etc.. Je n’écoute plus du tout le tchepatshop qui m’épuise ! Quel moulin à vent ! La matinée s’écoule peu à peu, plusieurs exemplaires sont vendus et des discussions s’engagent avec quelques personnes.
Le tchepatshop informe sa clientèle de ma présence et de la vente de mon livre. Ah quand même… mais alors à quel prix ! Sa manière de s’exprimer ressemble davantage à celle d’un vendeur pratiquant son métier sur un marché ou dans une foire qu’un commerçant dans une librairie. Parfois, j’ai honte pour lui. Au détour d’une conversation avec une cliente un peu bavarde, j’apprends que la librairie appartenait durant trente ans aux parents du tchepatshop et qu’au moment de partir à la retraite, et parce que ce fils prodige n’avait pas de travail, au chômage depuis trop longtemps, ils lui offrirent généreusement le fonds de commerce. Les murs appartiennent toujours au couple de retraités. En peu de temps, je connais la vie de toute la famille.
Le samedi, journée de grande affluence, les rayonnages doivent être bien achalandés et les clients renseignés au plus vite pour éviter l’attente. Le couple fait donc appel à un employé qu’il embauche depuis des années pour ces quelques heures d’activités intenses. Il doit avoisiner la cinquantaine et avec sa carrure de baroudeur, il contraste avec celle du libraire, plutôt nonchalante et molle. J’apprécie son attitude discrète et professionnelle car il sait de quoi il parle et connaît le magasin sur le bout de ses doigts. Lorsqu’il parle, pas de mots inutiles ou superflus dans ses phrases. Au cours de l’après-midi, pendant que nous fumons, lui une cigarette roulée et moi un cigarillo, il m’explique avec des propos sibyllins que le libraire est un peu spécial. À la longue, il s’y est habitué. Lui aussi s’étonne du manque de communication pour la séance de dédicace :
— Vous en avez vendu combien depuis neuf heures ? me demande-t-il.
— Neuf !
— Ah ouais quand même… c’est pas mal du tout vu la publicité qui n’a pas été faite sur place… et sans une affiche, me dit-il, en pointant sa main droite, avec laquelle son index et son majeur tiennent encore la cigarette à moitié consumée, vers la porte vitrée.
La nuit s’étale lourdement sur la ville et un crachin pousse les badauds qui déambulent encore dans la rue commerçante à partir. Aujourd’hui, il y a davantage de monde qu’à l’accoutumée. Il faut dire que sur la place de l’hôtel de ville, située juste en face de la librairie, il y a le village du Père Noël qui a ouvert ses portes, aujourd’hui même et, pour trois semaines. Sans oublier la manifestation du Téléthon qui a lieu également ce jour-là. Mis à part la venue, et de manière fortuite, de l’adjoint du maire en charge de la culture, qui m’a acheté un exemplaire de mon ouvrage, j’attends toujours le maire, la représentante et toute la clique que le tchepatshop me loua et me promit la venue dans son magasin. Après tout, les mensonges des affabulateurs n’engagent que ceux qui y croient…
Les minutes s’égrainent doucement, il n’y a plus que les clients souhaitant des renseignements ou désirant payer leur magazine qui s’arrêtent devant ma table en me prenant pour un employé du libraire. J’entends à la volée au fond du magasin, des bribes de la conversation entre un sexagénaire et le baroudeur après que ce dernier lui dit que je suis un écrivain venu vendre son ouvrage :
— Il y a de plus en plus d’auteurs et de moins en moins de lecteurs. Tout le monde se dit être écrivain, c’est si facile de l’être de nos jours !
Silence. La personne dirige son regard dans ma direction sans me fixer. A-t-elle conscience que je suis présent ? Même pas sûr qu’il m’ait remarqué. Il reprend :
— Après, je ne dis pas qu’il n’y a pas de bons livres mais dans le temps, un écrivain, c’était autre chose ! Et il venait d’un autre milieu…
Alors une pensée me traverse l’esprit : « Ne suis-je qu’un imposteur qui juxtapose par accident des mots pour composer des poèmes ? » Déjà la question que je devrais me poser… suis-je un poète ? Crédié ! Déjà que je ne suis ni un Hugo, ni un Baudelaire, ni un Verlaine, ni un Rimbaud, ni un Bukowski, ni un Kerouac, mais alors qui suis-je ? Juste un Michel Glésile, auteur sans lecteurs du XXIe siècle qui démarre une aventure littéraire ? Fichtre ! Les tchepatshop, c’est comme les lapins, ça se reproduit à une de ses vitesses !
Doucement, l’heure du départ s’approche et je demande au tchepatshop ce qu’il fera des exemplaires invendus. Au ton de sa voix, je sens qu’il est un peu déçu de la journée. Il espérait écouler tout le stock — sans rien faire ? Je n’écoute pas davantage ses sottises. Je sais par avance que dès lundi, il renverra au diffuseur (aux frais de mon éditeur) les ouvrages restés sur les bras au lieu de les mettre en rayon. Je ne cherche pas à en savoir davantage. J’en ai ma claque.
Alors qu’il se dirige vers la réserve pour se préparer un thé (sans m’en proposer un), mais cela tombe plutôt bien, j’en profite pour prendre la poudre d’escampette. Je plie bagage. J’en ai soupé du gars. Je salue chaleureusement le baroudeur qui comprend mon envie de mettre les voiles. Je lui serre la main et lui souhaite bon courage. Il sourit, il en a vu d’autres et des plus coriaces que lui au cours de son existence. En quelques minutes, je me retrouve à l’extérieur de la librairie. La pluie a cessé d’arroser l’asphalte de la ville. Un vent léger se lève et je marche d’un pas tranquille pour rejoindre l’avenue où se trouve mon appartement. Et d’ailleurs, pourquoi vous ai-je raconté cette histoire ? Aucune idée ! C’était MA première fois et CE genre d’aventure, je ne suis pas près de l’oublier.