Eh bien tu vois Jack, à cause d’une femme, j’ai bien failli te zapper !
La question, je me la suis posée en parcourant Les clochards célestes : « Pourquoi n’ai-je pas découvert les œuvres de Jack Kerouac plus tôt ? » Bien sûr, le nom de l’auteur ne m’était pas inconnu car dans le passé, j’avais déjà entendu parler de son livre phare Sur la route. Mais cela n’allait pas plus loin. Pour moi, ce n’était que le nom d’un mec et le titre d’un livre. De surcroît, un auteur américain. OK ? Les États-Unis, un pays lointain où je ne pensais même pas un jour y fouler le sol. Et puis à un moment de mon apprentissage littéraire, je n’appréciais que la littérature dite française. Point final. Et pourtant, il y a quelques jours, à mi-parcours de l’ouvrage, cette question s’est manifestée dans mon esprit.
Certes, depuis cette fameuse époque, de l’eau est passée sous les ponts. D’une part, j’ai découvert l’univers de Charles Bukowski, celui de Jack London, de Raymond Carver et de Richard Brautigan tout en découvrant d’autres auteurs marginaux, ces écrivains sortis des sentiers battus et de culture underground. Ils sont ma bouffée d’oxygène dans cette existence morne : leur univers irrigue mon imagination indigente. D’autre part, j’ai passé quelques semaines aux États-Unis : Orlando, Los Angeles et San Francisco, villes dans lesquelles j’ai apprécié l’art et l’architecture. Enfin, je suis devenu entre-temps poète et je consacre chaque matin davantage de temps à la lecture et à l’écriture. Ben ouais, écrire c’est un métier !
Alors cette question ? « Jack Kerouac, pourquoi pas plus tôt ? » Une douleur assaille mon esprit avec une force telle que j’ai l’impression d’être percuté par une vague qui se fracasserait sur les roches d’une falaise. Après le ressac imaginaire, une image floue se fige quelques secondes et puis elle devient plus nette. Une lumière vive éclaire la scène : j’y vois un bar, deux jeunes gars accoudés au comptoir, des bières fraîches posées sur le zinc. Et eux, pas très frais. « Bon Dieu ! Mais oui ! me dis-je… je me rappelle maintenant ! »
Des souvenirs me reviennent en tête, je reconnais les deux protagonistes. Le plus jeune est âgé de 22 ans, l’autre guère davantage, ils sont tous les deux en première année de licence de lettres modernes. L’un a deux têtes de moins que l’autre et demeure plus assidu à ses études. Toutefois, il lui arrive assez souvent d’être encore alcoolisé – par la beuverie de la veille – lorsqu’il franchit le seuil de la classe. Quant au second, étudiant, il n’en a que le titre puisqu’il se présente au cours que durant la période où il effectue les démarches nécessaires pour l’obtention de sa bourse d’étude annuelle. Ensuite, nous ne le voyons plus si ce n’est dans les bars dans lesquels les consommations coûtent moins cher qu’ailleurs. (Je les ai connus car j’ai eu la brillante idée de reprendre mes études universitaires… une autre histoire que je raconterai une prochaine fois, qui sait ?)
Le « petit » avait une fâcheuse tendance à m’énerver quand, en soirée, je l’apercevais juché sur son tabouret. Vers vingt et une heures, son corps était déjà imbibé de quelques pintes de Picon bière ; son esprit, anesthésié par l’alcool semblait amorphe et lent à la détente. Néanmoins, j’avais droit à un « saluuut vieux ! » tapageur que je considérais comme une politesse de façade car il était en général assez lunatique. En journée, il m’ignorait en faisant mine de ne pas me voir. Alors, je mettais cette attitude sur le compte de la mauvaise humeur due à son jeûne de boissons. Toutefois, je l’estimais pour son parcours atypique : charpentier puis boulanger, il décida de tout bazarder pour reprendre ses études dans un domaine qu’il affectionnait : la littérature. Il se voyait déjà écrivain… Certes, il avait publié – à compte d’auteur – un petit ouvrage dans lequel il racontait ses exploits de beuveries et ses aventures salaces réelles ou imaginaires. Sur les réseaux sociaux, de temps à autre, il rédigeait de petites nouvelles à la Bukowski. Il l’aimait bien le bougre mais il avait une préférence pour Jack Kerouac et son livre Sur la route. Il l’avait constamment dans sa besace, un vrai livre de chevet, que dis-je, une bible de la vie pour lui. Aussi, j’associais assez vite Kerouac au « petit » sans vraiment prendre la peine de m’y intéresser.
Et puis j’ai quitté la région pour m’installer à Paris. Je ne l’ai jamais revu et avec le recul, je me suis rendu compte que je le jalousais. Non pas pour la quantité d’alcool ingurgitée en une soirée, voire en une semaine pour cela, il avait la santé mais plutôt pour sa jeunesse. À 22 ans, il décidait de reprendre sa vie en main et de concrétiser son rêve sans prendre en considération les conseils de ses proches. Moi, j’ai attendu mes quarante ans pour réagir et prendre une décision. Ses textes n’étaient pas si mauvais en fin de compte mais le lecteur averti décelait assez vite des pastiches maladroits d’auteurs américains de la Beat Generation que le « petit » affectionnait. Il cherchait à acquérir une stylistique encore absente. Mais, il avait encore de belles années devant lui pour se perfectionner. Après, détester Jack Kerouac à cause d’un jeunot, de dix-huit ans son cadet, pétillant la fougue de la jeunesse, cela ne tient pas la route mais alors pas une seule seconde.
En posant sur le bureau Les clochards célestes, un pan entier d’une plaque de glace se fissure puis se disloque dans mon esprit laissant remonter à sa surface un souvenir encombrant que j’avais coulé il y a trois ans. Le cadavre n’est pas beau à voir ! « Et non d’une pipe, je me suis planté de personne ! » Le refus de lire la production de Kerouac n’est pas dû à l’apprenti-écrivain alcoolique mais à cause d’une de mes EX connue à la même période. Tout me revient en tête comme un tsunami déferlant dans mon crâne et bousculant tous mes neurones un peu sclérosés.
Cette femme avait un je-ne-sais-quoi de professoral dans sa manière de s’exprimer et dans sa façon de bouger ses mains. Ce que je peux en dire, c’est que notre relation de couple en pâtit et se dégrada assez vite. Je me rappelle juste qu’un soir, elle avait voulu que nous nous rendions dans l’une de ses salles obscures « d’art et d’essai » de la ville qui projetait On the Road, long-métrage réalisé par Walter Salles en 2012 et d’après l’œuvre éponyme de Jack Kerouac. Au final, nous n’avions pas pu le voir et j’ai oublié les raisons de ce rendez-vous manqué avec le 7e art. Quoi qu’il en soit, quelques semaines plus tard, elle s’acheta la version anglaise de Sur la route et m’offrit un exemplaire en Français puisque j’étais incapable de le lire dans la langue de Shakespeare. Depuis le collège, les langues étrangères ne sont pas mes amies. Après notre rupture, dans des conditions détestables, je me débarrassais de tous les objets qui pouvaient me rappeler cette époque.
Pour revenir sur ce livre, celui-ci séjourna avec d’autres romans sur une étagère en prenant la poussière. Il y a encore quatre ans, je ne m’intéressais guère aux écrivains américains en général et à la Beat Generation en particulier. D’ailleurs, je ne l’ai jamais ouvert et avec le temps, il a jauni. La gestion du magazine La Plume Culturelle comme patron de presse était une activité professionnelle chronophage. De ce fait, je n’avais que peu de temps pour lire des ouvrages n’ayant aucun un lien direct avec l’actualité culturelle de la Lorraine. Aussi, quand je quittais définitivement la région pour l’Île-de-France, je décidai de vendre tous ces livres – dont Sur la route – pour financer des broutilles nécessaires à mon déménagement. Et j’oubliai cet épisode.
Il y a quelques mois, dans une librairie parisienne, je découvrais Le livre des haïku de Jack Kerouac car je recherchais des auteurs occidentaux qui s’étaient adonnés aux poèmes courts dans leur carrière littéraire. Il en fut d’eux. Je l’achetai en même temps que Les clochards célestes, Satori à Paris et Sur la route sans me souvenir de la petite histoire avec mon EX. Si je décidais de lire les livres de l’auteur c’est en grande partie grâce à Bukowski qui écrivit ici et là dans ses nouvelles quelques mots sur les écrivains de la Beat Generation dont Jack Kerouac. Et puis, il eut aussi sa préface pour la réédition de Demande à la poussière de John Fante que Bukowski considérait comme son maître à penser. D’ailleurs en 1984 (un peu plus d’un an après la mort de Fante), il rédigea une émouvante nouvelle : Ma rencontre avec le maître (I Meet the Master) où il raconte… eh bien sa rencontre avec John Fante qui est considéré pour beaucoup comme le précurseur de la Beat Generation… Un jour, je vous raconterai comment j’en suis venu à lire Bukowski et Moody… Bon là, c’est une nouvelle fois une digression dont le sujet n’a pas grand-chose à voir avec celui de la chronique…
Tout ce blabla pour écrire : « Eh bien tu vois Jack, à cause d’une femme, j’ai bien failli te zapper ! »