L’écriture manuscrite… tout un sport.
Fin d’après-midi. L’été succombe mais sa chaleur estivale n’en finit pas. Paris surchauffe et moi avec. La mine réjouie de ses habitants me laisse penser qu’ils sont heureux. C’est beau d’imaginer que les mines que je croise sont dans une phase de réjouissance ou d’euphorie mais au final, je n’en ai aucune idée car un masque couvre une partie de leur visage. Depuis le déconfinement, ce bout de tissu possède une qualité indéniable : le filtre. Ce procédé permet à notre regard d’être soulagé de la vue de tronches renfrognées, grincheuses, hargneuses ou passives de certains Franciliens dans les transports en commun ou dans la rue. Maintenant les expressions sont biaisées, elles semblent inexpressives et le mystère demeure intact sur la forme des nez et des lèvres. Alors je profite de l’instant présent et surtout, j’éclipse l’idée de la grisaille automnale. La troisième saison est en action et bientôt la pluie et le vent seront au rendez-vous. Chic ! On va pouvoir encore se plaindre.
Pour le coup, qu’il fasse chaud ou non, qu’il pleuve ou non, cela ne contrarie en rien l’activité prévue. Aussi, je me dirige vers le fond de la salle du bar. J’aime cette partie de la pièce non pas pour sa décoration ou pour son silence, il y a toujours quelques étudiants qui squattent le lieu pour boire des pintes de bière et raconter leur coup d’un soir réussi. Mais sans vraiment y apporter des détails croustillants au grand dam de mes oreilles curieuses. D’autres en revanche, plus studieux, travaillent leurs cours. Mais si j’apprécie autant cette partie de la pièce, c’est qu’il y a une immense porte-fenêtre par laquelle le soleil expire ses dernières forces en submergeant le lieu de sa douce lumière. Quand l’une des deux tables est inoccupée, je m’assieds sur le banc en skaï rouge face à la salle, je pose mes affaires dessus et furtivement, je laisse mon regard vagabonder dans la rue. Sans vraiment prêter une attention particulière, j’observe juste les badauds masqués nonchalants ou les excités du pas rapide.
Mais pour être honnête, je choisis aussi cet emplacement pour la prise de courant électrique sur laquelle est branchée une multiprise à disposition des clients. Pour alimenter son ordinateur, c’est plutôt pratique. Mais aujourd’hui, je ne l’ai pas emmené. Dans le passé, pour diverses raisons, il m’est arrivé de ne pas écrire une ligne et dans ce cas mon épaule gauche supportait un poids mort dans ma besace. Alors, je marmonnais que j’étais bien con de me trimbaler avec un objet inutile. Et quand les deux emplacements situés au fond de la salle du bar étaient déjà occupés, il fallait être sûr que la batterie soit bien chargée ou d’en avoir une de rechange pour ne pas tomber en rade. Mais en général, je l’oubliais. Donc, je tombais en rade. Et pour ne pas changer mes habitudes, je râlais pour me défouler. Mais là, sur moi, je n’ai qu’un simple cahier à petits carreaux trouvé dans mon studio juste avant le départ. Des mois qu’il traînait sur mon bureau sous une pile de livres. J’ai également rapporté des stylos dans une trousse, tout cela ne pèse pas très lourd dans ma besace.
Troquer mon ordinateur pour un cahier d’écolier n’est pas un accident. Encore moins une erreur de ma part. Il faut dire que le matin même, j’avais lu un article sur un site expliquant les différences entre l’écriture manuscrite et celle dite numérique. Je ne sais plus comment je suis tombé dessus mais cela expliquait que pour la première, le mouvement de la main donne la forme visuelle de la lettre et créé une mémoire sensorimotrice propre à chaque lettre. Quant à la seconde écriture, la mémoire sensorimotrice n’est pas activée, donc le mouvement d’écriture ne relie plus la forme de la lettre. Selon l’auteur de l’article, nous effectuons davantage de fautes d’orthographe avec le deuxième procédé car nous ne photographions plus les mots. En voilà une belle excuse toute trouvée qui justifie mes fautes : « Pas moi, c’est elle (ma mémoire) qui ne retient rien ! » Les paragraphes suivants devenaient un peu plus scientifiques, voire carrément techniques en exposant le fait qu’une personne écrivant à la main ne gère qu’un seul hémisphère. Pour un droitier, celui de gauche, et vice-versa. Pour l’écriture numérique, la personne tapant des deux mains sur le clavier, même en utilisant qu’un seul doigt par main comme moi, sollicite simultanément les deux hémisphères cérébraux. Le gauche et le droit doivent communiquer entre eux mais ils ne sont pas habitués à une telle interaction synchrone. C’est plus ou moins ce que j’ai compris en lisant l’article et je visualise très bien l’image de mon cerveau surchauffant sous mon crâne.
Maintenant, je relève le défi de rédiger un texte dans ce cahier à petits carreaux. Après une première page noircie, je regarde l’ongle de mon pouce droit négligemment entretenu s’enfoncer dans la peau de mon index lorsque les deux doigts maintiennent le stylo pour le faire glisser sur la page de mon cahier. La confrontation physique entre les deux membres de ma main, je n’en ai plus l’habitude. Le pire étant de ressentir mes doigts se crisper sur le stylo à bille et de ne plus savoir comment l’orienter sur le papier pour former les belles courbes qui modèlent les lettres majuscules et minuscules. Si je persiste à contracter autant mes doigts, ils s’engourdissent et cette sensation remonte jusqu’à mon avant-bras droit. Aurait-il fallu que je m’entraîne avant l’exercice ? Trop tard, je souffle comme un sportif et je grimace à chaque ligne passée. Si les clients du bar m’observent de là où ils sont assis, ils voient mon visage rougir laissant apparaître un rictus. Peut-être croient-ils que je suis constipé et que j’essaye tant bien que mal de me soulager d’un poids ? Au bout d’une heure, je remplis trois pages de cahier d’une écriture cursive mal assurée et malhabile sans que les phrases n’aient de rythmique ou de style ; j’ai perdu la pratique gestuelle de la rédaction d’un texte ; j’ai l’impression de buter sur chaque mot. Mais c’est un premier jet et le procédé me procure du plaisir. Toutefois, je ne suis pas sûr de pouvoir me relire.
Ce qui devait être un jeu d’enfant de consigner comme dans ma jeunesse un paragraphe ou deux sur ce que je pourrais appeler des notes personnelles fut un exercice éprouvant. En plus, il n’y a pas de correcteur de fautes intégré dans le cahier. Impossible alors d’effacer, de coller, de couper ni de reprendre le début du paragraphe en rajoutant une phrase supplémentaire ou en améliorant le texte figé comme nous pouvons le pratiquer sur un traitement de texte. Le seul point positif dans cette histoire, l’impossibilité de surfer sur Internet et d’être dispersé avec un cahier. Aussi, mon esprit se focalise sur ce que je souhaite écrire. Mais pour être honnête avec vous, j’ai sur la table mon smartphone. Alors de temps en temps, lorsque je n’arrive plus à me concentrer sur mes phrases, je regarde si ma commande de livres est enregistrée : 2 eBook sur Charles Bukowski. Ensuite, la personne située à ma gauche se plaint que le patron du bar mélange du maïs salé avec les cacahuètes. J’opine du chef et je discute quelques instants avec lui. Tout cela m’épuise, je referme mon cahier et je me dis que j’ai enfin le sujet de ma prochaine chronique.