Ma dernière chronique, je la dédie à Pierre Aubert
Il y a quelques semaines, je décidai d’arrêter la publication de mes chroniques sur mon blog. Je ne voyais plus l’intérêt de leur existence sauf peut-être pour mon ego. Mais la réalité est tout autre : je ne tenais jamais le rythme, l’exercice était quelque peu chronophage et pire, je n’étais jamais inspiré. Encore s’ils avaient été publiés dans une revue underground, peut-être cela aurait-il pu me motiver pour continuer ? Quoi qu’il en soit, je ne pensais pas en écrire une dernière en cette fin d’année pour la dédier à un ami artiste. Je l’estimais beaucoup et malheureusement j’ai appris son décès la veille de Noël.
Alors voilà Pierre, tu étais un sacré bonhomme et tu nous laisses un sacré vide. Nous deux, nous nous sommes connus il y a onze ans lorsque je gérais à cette époque un magazine culturel. Nous nous étions vus plusieurs fois dans un cadre strictement professionnel. Dans l’une des deux enseignes de grands magasins parisiens implantée à Metz, tu organisais des expositions d’artistes locaux. Tu souhaitais que l’art contemporain soit accessible à tous et dans des lieux commerciaux. Déjà dans ton concept, il y avait un acte militant. C’était tout toi. Puis notre relation évolua pour devenir amicale vers la fin 2015 quand je décidais de m’investir corps et âme dans l’écriture.
J’ai encore en tête cette satanée année 2016. Un millésimé comme nous les aimions tant : une histoire de cœur à la con qui m’avait déglingué le cœur et la santé en plus d’être fauché. J’étais au plus bas et au plus mal mais tu m’as tendu la main quand j’en ai eu besoin car tu étais généreux. Et pendant ce temps, tu menais déjà un combat, celui de vaincre le crabe perfide qui rongeait petit à petit ta grande carcasse. Durant quelques mois et jusqu’à mon départ à Paris en 2017, je te filais un coup de main comme secrétaire et je gérais aussi tes soucis d’informatique. Et dieu sait qu’il y en avait. Faut dire que l’informatique et toi, ça n’a jamais fait bon ménage. Une anecdote me revient : une après-midi, tu m’avais appelé en m’informant que ton imprimante ne fonctionnait plus et que je devais t’en racheter une nouvelle avant de passer te voir. Encore sous garantie, je m’étais enquis de cette prétendue panne. Il s’était avéré que ce n’était que les cartouches le problème. Elles étaient vides mais tu ne savais pas les changer. Tu m’avais répondu avec une voix blasée que c’était bien trop technique pour toi et que c’était une perte de temps, l’informatique.
Dans mon esprit, je te revois couché sur ton lit, à cause de ton mal de dos ou après une séance de chimio, tout en fumant tes cigarettes rigolotes — c’est ainsi que tu aimais les surnommer ; elles te permettaient de moins souffrir —, tu me dictais ton courriel que je tapais avec dextérité sur ton ordinateur. Plusieurs fois, je tentais vainement de t’expliquer comment fonctionnait un traitement de texte mais tu balayais d’un revers de main mes propos puis tu me répondais : « Écoute Jean-Michel, j’ai connu l’époque où j’avais une secrétaire qui tapait mon courrier à la machine à écrire avec du carbone alors tu sais l’informatique, vraiment ce n’est pas mon truc. Je te laisse gérer ça ! Et puis tu tapes vite, c’est parfait pour moi. »
Dans ton cerveau fourmillaient mille et une idées et des projets sur l’art funéraire. Tu m’en parlais avec conviction car tu t’étais penché sur le sujet depuis un quart de siècle, toi l’artiste plasticien performeur. Mais tu te considérais plutôt comme un sépulteur (contraction de sépulture et sculpteur) construisant des œuvres funéraires uniques (photo de la chronique : une tombe surplombée d’un panneau de limitation de vitesse à 200 km/h au cimetière de Moulins-Lès-Metz, Moselle). Ça, c’était ton truc. Donner de la couleur à la mort et personnaliser sa dernière demeure. En 2017, j’avais participé modestement à ton projet de création de société mais depuis quelques mois, ta motivation n’était plus au rendez-vous. Affaibli, tu m’avais annoncé au téléphone : « Travailler sur l’art funéraire alors que la mort rôde autour de moi, ça ne m’aide pas vraiment à garder le moral. » Mais de manière régulière, à la période de la Toussaint, tu avais grand plaisir à en parler dans la presse locale.
Toi à Metz et moi à Paris, nous nous appelions trois à quatre fois par an. Tes séjours à l’hôpital étaient devenus récurrents, cela devenait même banal. Une normalité depuis 2017 mais tu ne te plaignais jamais. D’ailleurs, tu détestais la rituelle phrase « Salut, comment vas-tu ? » Parfois au téléphone, tu me disais : « Que veux-tu que je réponde à cela quand les gens me posent la question ? Que j’ai un Cancer et que tout va bien ? Je n’ai pas envie de raconter ces mêmes histoires en permanence et encore moins à m’apitoyer sur mon sort ! »
Pour communiquer sans te déranger, je t’envoyais parfois des SMS. Nous avions défini un code : j’écrivais « Salut » puis toi, soit tu envoyais un smiley avec un pouce vers le haut quand ça allait pour toi, soit un autre avec le pouce vers le bas quand ce n’était pas la grande forme. Pas un mot mais une pensée pour l’autre. Et j’étais rassuré, tu étais encore parmi nous. Toutefois, tu ne répondais jamais à mes courriels car pour cela il aurait fallu utiliser le clavier de ton ordinateur et par conséquent rédiger un texte. Tu préférais les appels téléphoniques car il y avait de l’interaction. Mais je devais oublier les WhatsApp, Messenger & Cie pour les appels car il aurait fallu pour cela que tu te serves de l’informatique ou des applications pour les smartphones. Eh oui, tu avais ton petit caractère bien trempé.
Ton dernier SMS du 6 novembre 2020 n’était pas très gai. Comme à l’accoutumée, je ne me suis pas davantage inquiété : « Suis positif (Covid-19) avec quelques jours hospitalisés. C’est le bordel. Te tiens au jus ». Il y a eu la préparation de ma communication pour la sortie de mon deuxième livre et le temps a filé. Il y a cinq jours, je t’ai appelé sur ton portable pour avoir de tes nouvelles et pour te souhaiter de bonnes fêtes de fin d’année. Une tradition depuis mon départ à Paris où nous aimions communiquer durant plus d’une heure. Mais au lieu d’avoir à l’oreille une tonalité, ta messagerie vocale ou ta voix, j’ai eu droit à celle féminine et robotique de ton opérateur : « Bonjour, Orange vous informe que le numéro demandé n’est pas attribué ». Ma petite voix intérieure me rappela que lorsque j’avais envoyé, il y a deux semaines, ma newsletter à mes contacts, j’avais reçus une notification pour ton adresse m’indiquant, dans un anglais technique, que ta boîte mail n’était plus accessible. Cela ne présageait rien de bon. Mais j’ai refoulé cette information.
Erreur pour nous deux, c’est que nous n’avions aucun amis en commun. Nous avions des sphères professionnelles et amicales bien distinctes. Le 24 décembre au milieu de l’après-midi, par le biais d’une connaissance de mon ancien réseau journalistique messin, j’appris la désagréable nouvelle. Tu nous avais quitté. Seul réconfort dans ma tristesse, je t’avais revu une dernière fois en chair et en os l’été dernier à Metz. À ce moment-là, j’avais ressenti un mauvais présentement. L’intuition que c’était peut-être la dernière fois que nous nous voyions. Nous buvions sur la terrasse d’un bar quelques Picon bières et tu étais heureux de me revoir, je le compris à ton sourire.
Tout un coup, le réveillon de Noël n’eut plus la même saveur. Je profitai des petits fours, du repas, des vins et du champagne. Moi j’étais vivant et je devais profiter de l’instant présent. La vie devait continuer. Quant à toi Pierre, tu étais dans un cercueil. Entre quatre planches sous deux mètres de terre froide à Metz. Durant la soirée, ce fut cette image que j’eus de toi tournant en boucle dans ma tête. Il y a encore peu, ton cœur battait et les vaisseaux irriguaient ton corps de sang : la vie s’insufflait en toi. Maintenant ton enveloppe charnelle se décompose.
Nous sommes si peu de chose ici-bas. De l’éphémère moléculaire. Je te pleure mais je me remémore les bons souvenirs que j’avais de toi. Tu es mort le 8 décembre dernier, le jour où mon deuxième ouvrage poétique est paru dans les librairies. Drôle de coïncidence. Hasard du temps ou synchronicité ? Peut-être tout simplement un pied de nez face à la mort. Impossible de savoir, impossible d’oublier la symbolique de cette date. En tout cas, je te dédie Un jour, la Mer était bleue.
Au revoir Pierre.