En 2019

La première fois (partie 1/3)

Qui ne se souvient pas de sa première fois ? Tous ces petits souve­nirs inou­bliables, heureux ou malheu­reux, gravés dans le marbre de son cerveau et qui nous rappelle LE premier acte accom­pli dans un domaine bien précis au cours de son exis­tence ? J’ima­gine que dans notre esprit, il y a plein de petites boîtes dans lesquelles s’en­tre­posent de minus­cules films : celui de notre première ciga­rette, de notre premier verre d’al­cool, de notre première cuite mal gérée (évidem­ment, fameu­se…), de notre premier baiser, de notre première fois lorsque nous condui­sons la voiture de nos parents, de notre première fois à décou­vrir les plai­sirs char­nels en soli­taires ou avec un parte­naire (alors ça, c’était sûr que j’al­lais l’écrire !) et puis il y a pour un auteur, la toute première séance de dédi­cace. Dans la carrière litté­raire d’un écri­vain, cet événe­ment a une impor­tance consi­dé­rable : c’est SA première fois avec SON public. Un moment privi­lé­gié qu’il partage avec ses lecteurs en signant son ouvrage. Ça ne s’ou­blie pas ! Alors, et c’est bien humain, l’au­teur profite de chaque instant de cette occa­sion si parti­cu­lière. Sauf, lorsque cela ne se déroule pas exac­te­ment comme il l’es­pé­rait car il se retrouve dans la librai­rie d’un tche­pat­shop. (Tche­pat­shop [tʃəpatsɔp] : nom commun du langage légli­sien pour dési­gner un ou plusieurs indi­vi­dus, de sexe fémi­nin ou mascu­lin, possé­dant la faculté indé­niable de nuire à autrui avec une capa­cité de conne­ries infi­nies.)

   Pour ma part, je commence le parcours sinueux de l’écri­vain chez un éditeur ; je découvre au fur et à mesure du chemin arpenté les ficelles du métier. Néan­moins, j’avance encore à tâtons à travers le terri­toire de l’édi­tion française enté­né­bré par un épais brouillard m’em­pê­chant d’ob­ser­ver ce qui m’en­vi­ronne et par consé­quent, je me prends quelques gamelles mémo­rables. Forcé­ment, pourquoi marcher sur des chemins déga­gés alors que c’est plus tordant de circu­ler sur les mêmes semés d’em­bûche ? Pourquoi faire simple quand nous pouvons faire compliqué ? Ainsi, l’ex­plo­ra­tion peut être forma­trice m’ai­dant à forger le carac­tère. Malheu­reu­se­ment, ce sont les risques de la profes­sion ! Tiens, juste­ment concer­nant la profes­sion d’écri­vain, il y a bien un aspect du métier que j’ai décou­vert assez vite : tous les auteurs ne sont pas logés à la même enseigne. Il y a ceux prove­nant de grandes et pres­ti­gieuses maisons d’édi­tions, qui ne gèrent rien en matière de logis­tique et de mise en place des rencontres avec le public, et puis il y a les autres, comme moi, issus de maisons plus modestes, démar­chant les libraires pour les séances de dédi­cace. Et dans cette seconde caté­go­rie, les expé­ri­men­tés et les débu­tants déboulent comme des fleurs de prin­temps chez les marchands de livres avec leur ouvrage sous le bras.

   Ah ! Ah ! Ah ! Vous devriez me voir, moi le poète quadra­gé­naire, démar­rant mon acti­vité litté­raire sur le tard et ne connais­sant pas grand-chose dans le démar­chage ! Un peu naïf, il s’ima­gine que la vente de son livre se concré­tise sans sa présence physique lui permet­tant ainsi de rester chez lui, assis derrière son bureau, à écrire sa prochaine œuvre dans la soli­tude et la tranquillité de sa demeure. Le rêve est gratuit, qu’il en profite ! Depuis fort long­temps, les auteurs doivent mouiller leur chemise pour écou­ler le stock de leur produc­tion litté­raire même si, avec l’aide de leur éditeur, il y a toute une infra­struc­ture derrière lui : distri­bu­teur et libraire pour toucher direc­te­ment le lecteur.

   Le métier d’écri­vain, ce n’est pas juste un violon d’Ingres que l’on pratique une ou deux fois par semaine après le coucher des enfants. C’est une profes­sion chro­no­phage avec au départ, un travail d’écri­ture et pour finir, de la présence dans les librai­ries pour toucher un public assez volage. L’au­teur profes­sion­nel ne vit pas que d’amour et d’eau fraî­che… peut-être d’eau-de-vie (mais alors de bonne qualité) mais bon passons ! Il a besoin de vivre avec un compte bancaire garni. Aussi, durant mon périple à la recherche d’un libraire, j’ai pu être confronté à cela :
— C’est pour quoi ?
— Je suis poète et je viens de publier un ouvrage chez Silence enchaîné.
— Je ne prends pas de livres en dépôt et encore moins de l’au­toé­di­tion !
— Ce n’est pas de l’au­toé­di­tion puisque je suis publié chez un éditeur, l’in­formé-je.
— Oui mais je passe par un distri­bu­teur, je ne prends rien en direct !
— Je me doute bien… Sachez que pour la vente des livres, mon éditeur passe par un diffu­seur qui appro­vi­sionne tous les distri­bu­teurs des librai­ries françaises. Vous pouvez utili­ser votre réseau habi­tuel de distri­bu­tion pour comman­der quelques exem­plaires de mon recueil si vous le souhai­tez.
— Mouais ! bougonne-t-il en me dévi­sa­geant.
— Sinon, orga­ni­sez-vous des séances de dédi­cace accom­pa­gnées ou non de lectures ? Ma démarche est de me faire connaître auprès de votre clien­tèle en vendant mon livre. Je suis aussi origi­naire du dépar­te­ment (pas vrai… mais ce n’est pas grave, il n’est pas censé le savoir).
— Ah ! Et quel genre de litté­ra­ture déjà ?
— Eh bien de la poésie puisque je suis poète…
— Ah oui, mais bon vous savez la poésie, ce n’est pas le truc qui fait dépla­cer les foules. Alors s’il n’y a que deux ou trois clients qui viennent, cela ne m’in­té­resse pas !
— Mais cela ne vous engage à rien et puis cela fait un peu d’ani­ma­tion…
— Vous connais­sez le poids de la poésie dans le marché du livre en France ? Je ne vous apprends rien… même pas 0,5 pour cent !
— …
— Désolé.

   Ou encore à ceci…
   Maître de céans 1 :
— Très beau livre, mais je n’ai pas le réseau néces­saire pour faire venir assez de lecteurs pour une séance de dédi­ca­ce…
   Maître de céans 2 :
— Chez nous, le rayon poésie est vrai­ment réduit aux grands auteurs clas­siques (comprendre dans le jargon : poètes rentables mais enter­rés six pieds sous terre) et quelques contem­po­rains connus (ayant déjà un nom dans le métier grâce aux romans et, qui de manière récréa­tive, s’adonnent à la poésie), alors vous compre­nez, nous n’or­ga­ni­sons pas de séances car il n’y a pas beau­coup de demandes.

   Il y a de quoi être démo­ra­lisé ! Me voilà accom­pa­gné d’une soli­tude pesante. Et je peux vous certi­fier qu’elle n’est pas une amie de bon augure. Esseulé dans la ruelle, ma besace en bandou­lière, dans laquelle l’ou­vrage réclame – à juste titre – à vivre sa vie en espé­rant la recon­nais­sance du public, je commence à douter de mes choix litté­raires. Écrire pour ne pas être lu, c’est absurde ! Dieu merci, ce jour-là, le ciel est d’un bleu paisible et dont la teinte se rapproche de celle du tableau La Méri­dienne, dit la Sieste, de Vincent Van Gogh. L’air y est frais, l’hi­ver semble faire une pause. Aucun nuage chargé d’une pluie épaisse et froide au-dessus de ma tête. Toute­fois, le jour où je me suis décidé à taqui­ner la muse, j’au­rais dû me casser un bras. Et le droit pour être certain de son immo­bi­lité et par consé­quent, ne pas pouvoir écrire quelques vers. (Raison­ne­ment idiot : je suis ambi­dextre !)

   Mais quelle idée ! Pourquoi de la poésie ? me dis-je quand je peux espé­rer toucher – tout au plus – un seul lecteur français sur cent. C’est dire si j’ai choisi le bon créneau pour m’ex­pri­mer. Je m’in­ter­roge. N’au­rait-il pas fallu commen­cer ma carrière d’au­teur en rédi­geant un roman ? Ranger et oublier dans un tiroir de mon bureau, les tapus­crits de recueils de poésie. Je crois plutôt que je traîne ma carcasse de poète dans le mauvais siècle et dans le mauvais pays. Baude­laire, Hugo, Rimbaud, Verlai­ne… chan­ceux va ! Vous feriez moins les malins si vous aviez vécu au XXIe siècle, Oh si, croyez-moi ! Et puis la France, ce n’est pas les États-Unis où la poésie touche un plus large public. Certes en baisse à partir de 2000 mais en progres­sion depuis 2012 avec pas moins de 11,5 pour cent d’adultes lisant des vers en 2017 (chiffre de l’étude publié en 2018 par le NEA, Natio­nal Endow­ment for the Arts, l’équi­valent fédé­ral de notre minis­tère de la Culture). Ça fait rêver !

   Et puis enfin, me voilà arri­vant, au cours d’une de mes péré­gri­na­tions, devant la devan­ture d’une librai­rie, située dans une rue acha­lan­dée dans laquelle il y a encore des petits commerces de proxi­mité et gérée par un tche­pat­shop. En fran­chis­sant le seuil de cette porte, je vais me rendre compte que l’in­di­vidu peut avoir des atti­tudes bizarres et que le nom de tche­pat­shop lui sied parfai­te­ment…

   Mais cette histoire-là est à lire dans la deuxième partie La première fois dans ma prochaine chro­nique hebdo­ma­dai­re…

   À la semaine prochaine 🙂

Ce site utilise des cookies techniques et tiers pour fournir certains services. En poursuivant votre navigation, vous autorisez leur utilisation Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer