La première fois (partie 1/3)
Qui ne se souvient pas de sa première fois ? Tous ces petits souvenirs inoubliables, heureux ou malheureux, gravés dans le marbre de son cerveau et qui nous rappelle LE premier acte accompli dans un domaine bien précis au cours de son existence ? J’imagine que dans notre esprit, il y a plein de petites boîtes dans lesquelles s’entreposent de minuscules films : celui de notre première cigarette, de notre premier verre d’alcool, de notre première cuite mal gérée (évidemment, fameuse…), de notre premier baiser, de notre première fois lorsque nous conduisons la voiture de nos parents, de notre première fois à découvrir les plaisirs charnels en solitaires ou avec un partenaire (alors ça, c’était sûr que j’allais l’écrire !) et puis il y a pour un auteur, la toute première séance de dédicace. Dans la carrière littéraire d’un écrivain, cet événement a une importance considérable : c’est SA première fois avec SON public. Un moment privilégié qu’il partage avec ses lecteurs en signant son ouvrage. Ça ne s’oublie pas ! Alors, et c’est bien humain, l’auteur profite de chaque instant de cette occasion si particulière. Sauf, lorsque cela ne se déroule pas exactement comme il l’espérait car il se retrouve dans la librairie d’un tchepatshop. (Tchepatshop [tʃəpatsɔp] : nom commun du langage léglisien pour désigner un ou plusieurs individus, de sexe féminin ou masculin, possédant la faculté indéniable de nuire à autrui avec une capacité de conneries infinies.)
Pour ma part, je commence le parcours sinueux de l’écrivain chez un éditeur ; je découvre au fur et à mesure du chemin arpenté les ficelles du métier. Néanmoins, j’avance encore à tâtons à travers le territoire de l’édition française enténébré par un épais brouillard m’empêchant d’observer ce qui m’environne et par conséquent, je me prends quelques gamelles mémorables. Forcément, pourquoi marcher sur des chemins dégagés alors que c’est plus tordant de circuler sur les mêmes semés d’embûche ? Pourquoi faire simple quand nous pouvons faire compliqué ? Ainsi, l’exploration peut être formatrice m’aidant à forger le caractère. Malheureusement, ce sont les risques de la profession ! Tiens, justement concernant la profession d’écrivain, il y a bien un aspect du métier que j’ai découvert assez vite : tous les auteurs ne sont pas logés à la même enseigne. Il y a ceux provenant de grandes et prestigieuses maisons d’éditions, qui ne gèrent rien en matière de logistique et de mise en place des rencontres avec le public, et puis il y a les autres, comme moi, issus de maisons plus modestes, démarchant les libraires pour les séances de dédicace. Et dans cette seconde catégorie, les expérimentés et les débutants déboulent comme des fleurs de printemps chez les marchands de livres avec leur ouvrage sous le bras.
Ah ! Ah ! Ah ! Vous devriez me voir, moi le poète quadragénaire, démarrant mon activité littéraire sur le tard et ne connaissant pas grand-chose dans le démarchage ! Un peu naïf, il s’imagine que la vente de son livre se concrétise sans sa présence physique lui permettant ainsi de rester chez lui, assis derrière son bureau, à écrire sa prochaine œuvre dans la solitude et la tranquillité de sa demeure. Le rêve est gratuit, qu’il en profite ! Depuis fort longtemps, les auteurs doivent mouiller leur chemise pour écouler le stock de leur production littéraire même si, avec l’aide de leur éditeur, il y a toute une infrastructure derrière lui : distributeur et libraire pour toucher directement le lecteur.
Le métier d’écrivain, ce n’est pas juste un violon d’Ingres que l’on pratique une ou deux fois par semaine après le coucher des enfants. C’est une profession chronophage avec au départ, un travail d’écriture et pour finir, de la présence dans les librairies pour toucher un public assez volage. L’auteur professionnel ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche… peut-être d’eau-de-vie (mais alors de bonne qualité) mais bon passons ! Il a besoin de vivre avec un compte bancaire garni. Aussi, durant mon périple à la recherche d’un libraire, j’ai pu être confronté à cela :
— C’est pour quoi ?
— Je suis poète et je viens de publier un ouvrage chez Silence enchaîné.
— Je ne prends pas de livres en dépôt et encore moins de l’autoédition !
— Ce n’est pas de l’autoédition puisque je suis publié chez un éditeur, l’informé-je.
— Oui mais je passe par un distributeur, je ne prends rien en direct !
— Je me doute bien… Sachez que pour la vente des livres, mon éditeur passe par un diffuseur qui approvisionne tous les distributeurs des librairies françaises. Vous pouvez utiliser votre réseau habituel de distribution pour commander quelques exemplaires de mon recueil si vous le souhaitez.
— Mouais ! bougonne-t-il en me dévisageant.
— Sinon, organisez-vous des séances de dédicace accompagnées ou non de lectures ? Ma démarche est de me faire connaître auprès de votre clientèle en vendant mon livre. Je suis aussi originaire du département (pas vrai… mais ce n’est pas grave, il n’est pas censé le savoir).
— Ah ! Et quel genre de littérature déjà ?
— Eh bien de la poésie puisque je suis poète…
— Ah oui, mais bon vous savez la poésie, ce n’est pas le truc qui fait déplacer les foules. Alors s’il n’y a que deux ou trois clients qui viennent, cela ne m’intéresse pas !
— Mais cela ne vous engage à rien et puis cela fait un peu d’animation…
— Vous connaissez le poids de la poésie dans le marché du livre en France ? Je ne vous apprends rien… même pas 0,5 pour cent !
— …
— Désolé.
Ou encore à ceci…
Maître de céans 1 :
— Très beau livre, mais je n’ai pas le réseau nécessaire pour faire venir assez de lecteurs pour une séance de dédicace…
Maître de céans 2 :
— Chez nous, le rayon poésie est vraiment réduit aux grands auteurs classiques (comprendre dans le jargon : poètes rentables mais enterrés six pieds sous terre) et quelques contemporains connus (ayant déjà un nom dans le métier grâce aux romans et, qui de manière récréative, s’adonnent à la poésie), alors vous comprenez, nous n’organisons pas de séances car il n’y a pas beaucoup de demandes.
Il y a de quoi être démoralisé ! Me voilà accompagné d’une solitude pesante. Et je peux vous certifier qu’elle n’est pas une amie de bon augure. Esseulé dans la ruelle, ma besace en bandoulière, dans laquelle l’ouvrage réclame – à juste titre – à vivre sa vie en espérant la reconnaissance du public, je commence à douter de mes choix littéraires. Écrire pour ne pas être lu, c’est absurde ! Dieu merci, ce jour-là, le ciel est d’un bleu paisible et dont la teinte se rapproche de celle du tableau La Méridienne, dit la Sieste, de Vincent Van Gogh. L’air y est frais, l’hiver semble faire une pause. Aucun nuage chargé d’une pluie épaisse et froide au-dessus de ma tête. Toutefois, le jour où je me suis décidé à taquiner la muse, j’aurais dû me casser un bras. Et le droit pour être certain de son immobilité et par conséquent, ne pas pouvoir écrire quelques vers. (Raisonnement idiot : je suis ambidextre !)
Mais quelle idée ! Pourquoi de la poésie ? me dis-je quand je peux espérer toucher – tout au plus – un seul lecteur français sur cent. C’est dire si j’ai choisi le bon créneau pour m’exprimer. Je m’interroge. N’aurait-il pas fallu commencer ma carrière d’auteur en rédigeant un roman ? Ranger et oublier dans un tiroir de mon bureau, les tapuscrits de recueils de poésie. Je crois plutôt que je traîne ma carcasse de poète dans le mauvais siècle et dans le mauvais pays. Baudelaire, Hugo, Rimbaud, Verlaine… chanceux va ! Vous feriez moins les malins si vous aviez vécu au XXIe siècle, Oh si, croyez-moi ! Et puis la France, ce n’est pas les États-Unis où la poésie touche un plus large public. Certes en baisse à partir de 2000 mais en progression depuis 2012 avec pas moins de 11,5 pour cent d’adultes lisant des vers en 2017 (chiffre de l’étude publié en 2018 par le NEA, National Endowment for the Arts, l’équivalent fédéral de notre ministère de la Culture). Ça fait rêver !
Et puis enfin, me voilà arrivant, au cours d’une de mes pérégrinations, devant la devanture d’une librairie, située dans une rue achalandée dans laquelle il y a encore des petits commerces de proximité et gérée par un tchepatshop. En franchissant le seuil de cette porte, je vais me rendre compte que l’individu peut avoir des attitudes bizarres et que le nom de tchepatshop lui sied parfaitement…
Mais cette histoire-là est à lire dans la deuxième partie La première fois dans ma prochaine chronique hebdomadaire…
À la semaine prochaine 🙂