En 2019

Paris n’est plus Paris !

Comment me pour­rir la soirée du dimanche ? Argh ! D’une part, se rendre compte à l’ou­ver­ture du réfri­gé­ra­teur – lui impas­sible avec sa gueule béante, blanche et éclai­rée –, qu’il n’a rien à offrir : ni victuailles pour un dîner de fainéant, ni bière pour se chan­ger les idées. Se rappe­ler aussi, devant cette masse vide railleuse et provo­cante, que depuis vendredi soir, j’ai procras­tiné tout le week-end pour ne pas sortir sous la pluie et me rendre à la première supé­rette aperçue dans le quar­tier. D’autre part, pour oublier les tiraille­ments de mon esto­mac, vision­ner le docu­men­taire de David Dufresne, Le Pigalle, une histoire popu­laire de Paris, puis le film de Woody Allen, Minuit à Paris et enfin pour termi­ner la soirée, commen­cer le roman auto­bio­gra­phique d’Er­nest Heming­way, Paris est une fête. Voilà comment je me suis miné le moral pour quelques jours. Du reste, sans dîner ni boire.

   Mais quel est le rapport dans tout ça ? Aucun ! Juste une soirée pour­rie où le constat suivant a jailli comme une étin­celle éclai­rant mon esprit trou­blé : PARIS N’EST PLUS PARIS ! Le ventre vide et la gorge sèche, je suis peiné de cette obser­va­tion bien person­nelle. À ceux dont l’ap­proche du lundi provoque une angoisse causée par la venue de la nouvelle semaine de travail, cette légère mélan­co­lie appe­lée « le blues du dimanche soir », moi j’ai droit à tout autre chose : le syndrome du rétro­vi­seur. En quoi cela consiste-t-il ? Eh bien divers symp­tômes (mélan­co­lie, nostal­gie, souve­nirs, regrets, etc.) insufflent à votre conscience l’idée même que l’une des époques passées a été bien meilleure que celle dans laquelle vous êtes aujourd’­hui.

   Vous arri­vez toujours à me suivre ? Parfait ! Rappe­lez-vous de cela, il y a toujours un ou plusieurs proches — d’un certain âge en géné­ral — qui vous rabâchent de la manière la plus chagri­née : « Dans ma jeunesse, nous étions heureux et incons­cients… (soupir bruyant), ce n’est pas comme main­te­nant où… (argu­men­ta­tions entre­cou­pées par de vieux souve­nirs connus par toute la famille). » Mais vous avez égale­ment droit aux variantes de phrases pour vous démo­ra­li­ser : « Autre­fois, la vie était déli­cieuse et char­mante, ce n’est plus le cas main­te­nant ! » Voilà, je vous ai brossé gros­siè­re­ment le portrait du syndrome du rétro­vi­seur. Bon, si vous ne commen­cez pas à racon­ter vos propres souve­nirs de jeunesses aux plus jeunes qui vous entourent, rassu­rez-vous, vous n’avez pas encore fran­chi le palier sur lequel vous deve­nez à votre tour un « vieux con » qui radote !

   Aussi, je ne déroge donc pas à la règle et en ma qualité de poète (sacré statut), je déclare que Paris n’est plus Paris ! Mais oui, où donc est passé le Paris en perpé­tuelle ébul­li­tion artis­tique qu’on lui recon­nais­sait il y a encore peu ? Où donc est cette effer­ves­cence intel­lec­tuelle jaillis­sant sur toute la culture française et bien au-delà de l’hexa­gone ? Ne serait-ce plus qu’un doux souve­nir, une époque révo­lue ? En quelques décades, Paris s’est méta­mor­phosé en une métro­pole asep­ti­sée et forma­tée dans laquelle les grandes enseignes unifor­misent des avenues entières. Et que dire des bobos respon­sables de la gentri­fi­ca­tion des quar­tiers ? Ne va-t-il rester que les musées pour nous rappe­ler le Paris popu­laire d’an­tan et sa gran­deur cultu­relle ?

   Pensez-vous que j’élu­cubre sur un Paris qui n’a plus le visage popu­laire du siècle dernier, la saveur et l’at­mo­sphère artis­tique tant évoqués dans la litté­ra­ture et la pein­ture entre le XIXe et le XXe siècle ou à travers le cinéma ? Pour­tant quand je prononce le mot Pigalle, je pense tout de suite à Henry Miller avec son opus­cule Jours tranquilles à Clichy ou le début du roman de Louis-Ferdi­nand Céline, Voyage au bout de la nuit, où le prota­go­niste discute avec un ami dans un bar situé près de la place Clichy. Et puis Pigalle, c’est aussi les odeurs de la nuit, les effluves de parfums mélan­gés au tabac, à l’al­cool, au sexe. Des ruelles où se côtoient les habi­tants, les touristes, les truands, les entraî­neurs et les rabat­teurs pour les bars à filles (appelé aujourd’­hui, dans un monde d’hy­po­crites avec son langage propret, bars à hôtesses). Des trot­toirs où déam­bulent ici et là les proxé­nètes, les pros­ti­tuées, les traves­tis et les artistes en manque d’ins­pi­ra­tion. Que reste-t-il des établis­se­ments inter­lopes éclai­rant par de vulgaires néons tapa­geurs, les ruelles sombres de Pigalle ? Aujourd’­hui, il n’y a plus que les devan­tures de grandes enseignes et les derniers survi­vants insti­tu­tion­nels du monde de la nuit qui tentent des faux-semblants pour miroi­ter un Paris érotique et enca­naillé.

   Allez, depuis Le Moulin rouge, diri­geons-nous vers les buttes de Mont­martre, haut lieu de la pein­ture et de la poésie où se coudoyaient des artistes au nom aujourd’­hui si pres­ti­gieux : Degas, Renoir, Monet, Cézanne, Modi­gliani, Picasso, Toulouse-Lautrec, Max Jacob, Tris­tan Tzara et tant d’autres. Des lieux à l’image de La Cité des Fusains ou celui du Bateau-Lavoir mais égale­ment des salles de spec­tacles comme L’Eu­ro­péen, Le Cirque Médran et des bars à la renom­mée du Lapin Agile où four­millaient les artistes. Oui la butte était l’antre de la bohème pari­sienne du début du XXe siècle où vous pouviez boire des ballons de rouge avec ces jeunes artistes en deve­nir ! Main­te­nant ? Sur la Place du Tertre, seul subsiste encore un déplo­rable manège d’un marché de paco­tilles pour touristes qui me donne la nausée. Obser­vez-les ces touristes s’ag­glu­ti­ner devant les portrai­tistes, les cari­ca­tu­ristes et les paysa­gistes dispo­sés en rond d’oi­gnon vendant en quelques coups de crayons, et pour cher, un bout de l’âme de Mont­martre.

   Et que dire du quar­tier du Mont­par­nasse, le cœur même de la capi­tale où le jazz, la litté­ra­ture, la poésie et la pein­ture ryth­maient le pouls de Paris durant les Années folles et d’après-guerre ? Dans les cafés aux noms pres­ti­gieux tel Le Dôme, La Close­rie des Lilas, La Rotonde, Le Select, La Coupole mais aussi Le café du Flore et Les Deux Magots, vous pouviez croi­ser voire, selon les envies de chacun, discu­ter avec D. H. Lawrence, James Joyce, Kay Boyle, Hart Crane, Zelda et F. Scott Fitz­ge­rald, Ernest Heming­way, William Faulk­ner, Boris Vian, André Breton, Jean-Paul Sartre, Simone de Beau­voir… Eh bien, on ne peut plus en dire grand-chose ! D’une part, ils sont tous morts – et cela règle le problème de la rencontre et des discus­sions endia­blées. D’autre part, de nos jours, les touristes ont envahi les lieux en quête d’une star qui se serait perdue dans l’un de ses établis­se­ments et dans lesquels seul les prix s’en­volent vers les étoiles.

   Mais pour l’ins­tant, tout se mélange dans ma tête, les époques, les avenues, les lieux, les odeurs et les visages de tous les auteurs que j’af­fec­tionne tant : ils sont tous présents. Nous rigo­lons, nous discu­tons et parta­geons des réflexions et des points de vue ou nous débat­tons sur des sujets d’ac­tua­lité. Nous buvons sans rete­nue… chacun paye son verre et nous chan­tons à tue-tête. Nous nous cher­chons avec nos blagues surréa­listes et avec quelques-uns, nous réflé­chis­sons à des projets en commun. Nous chan­geons le monde ! Je retiens mon souffle, je n’en crois pas mes yeux ! D’exal­tants senti­ments parcourent mon esprit échauffé par la montée de l’al­cool mais très vite, tout devient brumeux.

   Je me réveille de ma torpeur. Mon esto­mac me rappelle à l’ordre ! Je n’ai toujours rien ingur­gité depuis ce matin. Nous sommes encore dimanche soir et me voilà devenu un « vieux con » à rado­ter mes conne­ries.

   Le frigo demeure déses­pé­ré­ment vide.

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