Paris n’est plus Paris !
Comment me pourrir la soirée du dimanche ? Argh ! D’une part, se rendre compte à l’ouverture du réfrigérateur – lui impassible avec sa gueule béante, blanche et éclairée –, qu’il n’a rien à offrir : ni victuailles pour un dîner de fainéant, ni bière pour se changer les idées. Se rappeler aussi, devant cette masse vide railleuse et provocante, que depuis vendredi soir, j’ai procrastiné tout le week-end pour ne pas sortir sous la pluie et me rendre à la première supérette aperçue dans le quartier. D’autre part, pour oublier les tiraillements de mon estomac, visionner le documentaire de David Dufresne, Le Pigalle, une histoire populaire de Paris, puis le film de Woody Allen, Minuit à Paris et enfin pour terminer la soirée, commencer le roman autobiographique d’Ernest Hemingway, Paris est une fête. Voilà comment je me suis miné le moral pour quelques jours. Du reste, sans dîner ni boire.
Mais quel est le rapport dans tout ça ? Aucun ! Juste une soirée pourrie où le constat suivant a jailli comme une étincelle éclairant mon esprit troublé : PARIS N’EST PLUS PARIS ! Le ventre vide et la gorge sèche, je suis peiné de cette observation bien personnelle. À ceux dont l’approche du lundi provoque une angoisse causée par la venue de la nouvelle semaine de travail, cette légère mélancolie appelée « le blues du dimanche soir », moi j’ai droit à tout autre chose : le syndrome du rétroviseur. En quoi cela consiste-t-il ? Eh bien divers symptômes (mélancolie, nostalgie, souvenirs, regrets, etc.) insufflent à votre conscience l’idée même que l’une des époques passées a été bien meilleure que celle dans laquelle vous êtes aujourd’hui.
Vous arrivez toujours à me suivre ? Parfait ! Rappelez-vous de cela, il y a toujours un ou plusieurs proches — d’un certain âge en général — qui vous rabâchent de la manière la plus chagrinée : « Dans ma jeunesse, nous étions heureux et inconscients… (soupir bruyant), ce n’est pas comme maintenant où… (argumentations entrecoupées par de vieux souvenirs connus par toute la famille). » Mais vous avez également droit aux variantes de phrases pour vous démoraliser : « Autrefois, la vie était délicieuse et charmante, ce n’est plus le cas maintenant ! » Voilà, je vous ai brossé grossièrement le portrait du syndrome du rétroviseur. Bon, si vous ne commencez pas à raconter vos propres souvenirs de jeunesses aux plus jeunes qui vous entourent, rassurez-vous, vous n’avez pas encore franchi le palier sur lequel vous devenez à votre tour un « vieux con » qui radote !
Aussi, je ne déroge donc pas à la règle et en ma qualité de poète (sacré statut), je déclare que Paris n’est plus Paris ! Mais oui, où donc est passé le Paris en perpétuelle ébullition artistique qu’on lui reconnaissait il y a encore peu ? Où donc est cette effervescence intellectuelle jaillissant sur toute la culture française et bien au-delà de l’hexagone ? Ne serait-ce plus qu’un doux souvenir, une époque révolue ? En quelques décades, Paris s’est métamorphosé en une métropole aseptisée et formatée dans laquelle les grandes enseignes uniformisent des avenues entières. Et que dire des bobos responsables de la gentrification des quartiers ? Ne va-t-il rester que les musées pour nous rappeler le Paris populaire d’antan et sa grandeur culturelle ?
Pensez-vous que j’élucubre sur un Paris qui n’a plus le visage populaire du siècle dernier, la saveur et l’atmosphère artistique tant évoqués dans la littérature et la peinture entre le XIXe et le XXe siècle ou à travers le cinéma ? Pourtant quand je prononce le mot Pigalle, je pense tout de suite à Henry Miller avec son opuscule Jours tranquilles à Clichy ou le début du roman de Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, où le protagoniste discute avec un ami dans un bar situé près de la place Clichy. Et puis Pigalle, c’est aussi les odeurs de la nuit, les effluves de parfums mélangés au tabac, à l’alcool, au sexe. Des ruelles où se côtoient les habitants, les touristes, les truands, les entraîneurs et les rabatteurs pour les bars à filles (appelé aujourd’hui, dans un monde d’hypocrites avec son langage propret, bars à hôtesses). Des trottoirs où déambulent ici et là les proxénètes, les prostituées, les travestis et les artistes en manque d’inspiration. Que reste-t-il des établissements interlopes éclairant par de vulgaires néons tapageurs, les ruelles sombres de Pigalle ? Aujourd’hui, il n’y a plus que les devantures de grandes enseignes et les derniers survivants institutionnels du monde de la nuit qui tentent des faux-semblants pour miroiter un Paris érotique et encanaillé.
Allez, depuis Le Moulin rouge, dirigeons-nous vers les buttes de Montmartre, haut lieu de la peinture et de la poésie où se coudoyaient des artistes au nom aujourd’hui si prestigieux : Degas, Renoir, Monet, Cézanne, Modigliani, Picasso, Toulouse-Lautrec, Max Jacob, Tristan Tzara et tant d’autres. Des lieux à l’image de La Cité des Fusains ou celui du Bateau-Lavoir mais également des salles de spectacles comme L’Européen, Le Cirque Médran et des bars à la renommée du Lapin Agile où fourmillaient les artistes. Oui la butte était l’antre de la bohème parisienne du début du XXe siècle où vous pouviez boire des ballons de rouge avec ces jeunes artistes en devenir ! Maintenant ? Sur la Place du Tertre, seul subsiste encore un déplorable manège d’un marché de pacotilles pour touristes qui me donne la nausée. Observez-les ces touristes s’agglutiner devant les portraitistes, les caricaturistes et les paysagistes disposés en rond d’oignon vendant en quelques coups de crayons, et pour cher, un bout de l’âme de Montmartre.
Et que dire du quartier du Montparnasse, le cœur même de la capitale où le jazz, la littérature, la poésie et la peinture rythmaient le pouls de Paris durant les Années folles et d’après-guerre ? Dans les cafés aux noms prestigieux tel Le Dôme, La Closerie des Lilas, La Rotonde, Le Select, La Coupole mais aussi Le café du Flore et Les Deux Magots, vous pouviez croiser voire, selon les envies de chacun, discuter avec D. H. Lawrence, James Joyce, Kay Boyle, Hart Crane, Zelda et F. Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, William Faulkner, Boris Vian, André Breton, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir… Eh bien, on ne peut plus en dire grand-chose ! D’une part, ils sont tous morts – et cela règle le problème de la rencontre et des discussions endiablées. D’autre part, de nos jours, les touristes ont envahi les lieux en quête d’une star qui se serait perdue dans l’un de ses établissements et dans lesquels seul les prix s’envolent vers les étoiles.
Mais pour l’instant, tout se mélange dans ma tête, les époques, les avenues, les lieux, les odeurs et les visages de tous les auteurs que j’affectionne tant : ils sont tous présents. Nous rigolons, nous discutons et partageons des réflexions et des points de vue ou nous débattons sur des sujets d’actualité. Nous buvons sans retenue… chacun paye son verre et nous chantons à tue-tête. Nous nous cherchons avec nos blagues surréalistes et avec quelques-uns, nous réfléchissons à des projets en commun. Nous changeons le monde ! Je retiens mon souffle, je n’en crois pas mes yeux ! D’exaltants sentiments parcourent mon esprit échauffé par la montée de l’alcool mais très vite, tout devient brumeux.
Je me réveille de ma torpeur. Mon estomac me rappelle à l’ordre ! Je n’ai toujours rien ingurgité depuis ce matin. Nous sommes encore dimanche soir et me voilà devenu un « vieux con » à radoter mes conneries.
Le frigo demeure désespérément vide.